Interview : Guillaume Airagnes, directeur de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives

10 juin 2024 | Police nationale

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Interview : Guillaume Airagnes, directeur de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives

par | Police nationale

Interview Jean-Baptiste d'Albaret pour l'Essor de la sécurité
Alors que les violences liées aux drogues explosent, L’Essor de la Sécurité a interrogé Guillaume Airagnes, directeur de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) pour faire un point de situation sur la réalité des trafics et des consommations.

Pouvez-vous décrire ce qu’est l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) ?

Créé en 1993, l’OFDT est un groupement d’intérêt public (GIP) à durée indéterminée, constitué entre dix ministères , la Fédération nationale des observatoires régionaux de santé (FNORS) et  la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA), représentant l’État. L’OFDT a pour objectif d’éclairer ses membres fondateurs, les pouvoirs publics, ainsi que les professionnels du champ et le grand public, sur le phénomène des drogues licites et illicites et des tendances addictives, incluant les jeux d’argent et de hasard.  L’Observatoire appuie son action sur un Collège scientifique de 20 membres, garant de l’indépendance scientifique de l’OFDT.

L’OFDT produit directement des connaissances scientifiques et en assure la valorisation grâce à trois types d’outils : des enquêtes épidémiologiques nationales, des dispositifs d’observation qualitatifs, qui contribuent activement à la veille sanitaire liée aux drogues, et des analyses de l’offre, des marchés licites et illicites et des politiques publiques.

L’Observatoire s’attache également à analyser et synthétiser les données disponibles relatives aux drogues et aux conduites addictives émanant de sources différentes (dont les services statistiques ministériels), en vue d’une mise à disposition des informations scientifiquement validées. Il est le correspondant français (point focal national) du REITOX (Réseau européen d’information sur les drogues et les toxicomanies) coordonné par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction/EMCDDA).

Toutes les publications de l’OFDT sont accessibles gratuitement via son site internet (www.ofdt.fr) qui compte environ 40 000 visiteurs mensuels uniques. L’OFDT produit une trentaine de documents par an dont la revue bimestrielle Tendances, qui présente en 4 à 8 pages les résultats originaux des grands dispositifs nationaux d’enquêtes et d’observation scientifique portés par l’OFDT (160 numéros depuis 1999). Ces publications sont complétées notamment par des bilans annuels, des notes méthodologiques, des résultats détaillés d’études et de recherches ainsi que des revues de la littérature (toutes également disponibles sur le site internet de l’OFDT).

Quel est l’état de lieux de la consommation de drogue en France ? Quelles sont les drogues les plus consommées ?

En France, parmi les drogues illicites, le cannabis apparaît comme le produit le plus souvent expérimenté, loin devant les autres. En 20 ans, sa diffusion a fortement progressé : aujourd’hui, près d’un adulte sur deux a déjà expérimenté le cannabis (47,3 % en 2021), trois fois plus qu’il y a 30 ans (12,7 % en 1992). En France, l’OFDT dénombre aujourd’hui 18 millions d’expérimentateurs de cannabis, 5 millions d’usagers dans l’année, 1,3 million d’usagers réguliers et 850 000 usagers quotidiens.

Cependant, après une forte dynamique de hausse à partir des années 1990, la proportion d’usagers de cannabis en population générale se stabilise, traduisant le vieillissement des générations ayant expérimenté ce produit dans sa période de forte diffusion. Aujourd’hui, la consommation de cannabis ne progresse plus parmi les adultes et elle recule parmi les plus jeunes, à l’image du mouvement européen de baisse des expérimentations et des consommations parmi les adolescents.

La baisse de la consommation de cannabis chez les jeunes, observée depuis le milieu des années 2010, s’explique par plusieurs facteurs. Elle s’inscrit, d’abord, dans un mouvement général de baisse des consommations de produits psychoactifs (tabac, alcool, drogues illicites), qui s’est amplifié avec la crise sanitaire liée au Covid-19 : pendant cette période exceptionnelle, la réduction des sorties, des occasions festives et des sociabilités est allée de pair avec une limitation des opportunités de consommer des drogues. De manière générale, la baisse de la consommation de cannabis est corrélée à la baisse du tabagisme. En France, contrairement à d’autres pays (par exemple les États-Unis), le cannabis est généralement fumé après avoir été mélangé à du tabac. Or la consommation de tabac est en net recul, en particulier depuis 2014 dans les plus jeunes générations. Cette « dénormalisation » du tabac résulte des politiques de lutte contre le tabac menées en France depuis plus de 20 ans, en conformité avec la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac.

Par ailleurs, le paysage des consommations de drogues a significativement évolué en 30 ans. Alors que la consommation de drogues illicites autres que le cannabis était rare, ne dépassant jamais 1 % des 15-44 ans (pour l’usage dans l’année), cette proportion a augmenté au fil des années 2000 et 2010. Une des évolutions marquantes observées depuis les années 2000 concerne la diffusion et la diversification des stimulants (cocaïne, MDMA/ecstasy, amphétamines), dont les niveaux d’expérimentation et d’usage ont progressé en 20 ans. Parmi les adultes, principal groupe concerné (particulièrement entre 18 et 45 ans), l’expérimentation de stimulants culminait à 10 % en 2017 (cocaïne et MDMA/ecstasy parmi les 26-34 ans). Les résultats de l’enquête EROPP 2023 de l’OFDT, à paraître en juin 2024, permettront d’actualiser les prévalences d’usage de drogues illicites en population adulte.

Parmi les stimulants, en France comme ailleurs en Europe, la cocaïne est le plus diffusée : en 2017, 5,6 % des 18-64 ans déclaraient avoir déjà expérimenté ce produit, soit trois fois plus qu’en 2000 (1,8 %). Bien qu’elle concerne dix fois moins de personnes que le cannabis, la consommation de cocaïne a donc connu un essor important, qui s’est accéléré dans la décennie 2010. De toutes les drogues illicites, c’est la seule dont l’usage actuel (au moins une fois dans l’année) augmente de façon régulière et significative depuis dix ans.

Comme il y a 30 ans, la consommation d’héroïne demeure le fait de sous-groupes de population minoritaires : rarement expérimentée (1,3 % des adultes), elle fait encore plus rarement l’objet d’une consommation dans l’année (0,2 % d’usagers).

Enfin, on peut rappeler qu’une des caractéristiques de la France tient à la consommation de médicaments psychotropes, puisqu’elle se classe dans les premiers rangs européens, les plus consommés étant les anxiolytiques et les médicaments à base d’opioïdes.

Pour autant, les trafics de drogue semblent toujours plus florissants en France, même dans les zones les plus reculées géographiquement. Mythe ou réalité ?

Parmi les tendances générales de l’offre de stupéfiants identifiées par TREND, on peut d‘abord citer la diversification croissante des produits circulant sur les marchés illicites (qui s’articule à une hausse de leur disponibilité). L’abondance de l’offre et son caractère protéiforme vont de pair avec une uniformisation de la disponibilité des principaux produits sur le territoire hexagonal (résine et herbe de cannabis, cocaïne, MDMA/ecstasy) : au-delà des métropoles et de leurs banlieues, les produits apparaissent désormais plus présents dans des villes de plus petite taille, voire dans des territoires ruraux où la disponibilité des produits était, historiquement, faible. Ce phénomène s’explique par différents facteurs qui se combinent : la vitalité de certains points de vente fixes implantés dans les villes moyennes, « tenus » par des réseaux implantés en métropole qui ouvrent une « annexe » / « succursale » dans un territoire voisin ; la mobilité croissante des trafiquants, dont la livraison couvre des territoires plus vastes, parfois des départements entiers ; le recours accru aux outils numériques dans le trafic (développement de la livraison de drogues à domicile, qui permet, à la fois, de satisfaire les consommateurs « en temps réel » et d’apparaître « compétitif » dans un contexte de concurrence accrue entre trafiquants, tout en limitant les risques d’intervention policière).

Cette évolution des modes opératoires des trafiquants conduit à une facilité accrue d’approvisionnement pour les consommateurs, sur des territoires qui ne se limitent plus aux métropoles, mais touchent également des villes petites ou moyennes, voire des territoires ruraux. Alors que les usagers en drogues illicites étaient, auparavant, contraints à la mobilité pour se rendre sur des points de vente et d’approvisionnement en métropole ou contraints de disposer de connaissances, l’accès aux drogues peut désormais s’effectuer par livraison à domicile. C’est tout particulièrement le cas de la cocaïne dans les villes petites et moyennes. Concernant la circulation de cocaïne sur le territoire européen, en particulier en France, elle s’est amplifiée depuis les années 2010, à l’image du niveau record des quantités saisies (27,7 tonnes saisies en France en 2022). Depuis 2021, la barre des 20 tonnes par an est désormais franchie, soit le double des quantités annuelles moyennes saisies il y a encore dix ans.

La diversification des produits en circulation se traduit également par l’élargissement de la gamme de produits vendus dans les points de vente ou les réseaux en ligne : les sources d’approvisionnement ne proposant plus qu’un seul produit se sont raréfiées, la plupart proposant a minima cannabis et cocaïne. En outre, il est fréquent que les « menus » affichés sur les réseaux sociaux proposent plus de 3 variétés d’herbe et de résine, de plus en plus de cocaïne, voire d’héroïne. Malgré ces tendances convergentes dans les « sites TREND », des disparités territoriales continuent d’être observées, du point de vue des tendances par produit. Les observations conjointes des dispositifs TREND-SINTES font également état de la circulation de produits de plus en plus concentrés en principe actif qui, conjuguée à la stabilisation des prix contribue à rehausser le rapport prix-pureté des produits disponibles sur les marchés illicites.

Face à ce constat, la réponse pénale est souvent mise en avant. Qu’est-il concrètement ?

Face à la consommation de drogues, contentieux de masse en France (251 400 personnes mises en cause pour usage de stupéfiants en 2022), l’analyse des données officielles des ministères de l’Intérieur et de la Justice montre que la réponse pénale apparaît plus systématique et plus diversifiée. Les sanctions financières ont connu une forte montée en charge : en 2018, les peines d’amende représentaient 72 % des condamnations pour usage, près de deux fois plus que dix auparavant (41 % en 2008).

L’évolution majeure de la période récente réside dans la généralisation de l’amende forfaitaire délictuelle (AFD), qui constitue désormais la réponse majoritaire après une interpellation pour usage de stupéfiants. En matière de trafic de stupéfiants, 49 000 personnes ont été mises en cause en 2022. La part du trafic dans l’ensemble des infractions à la législation sur les stupéfiants est relativement stable depuis 5 ans, même si elle tend à baisser depuis 2019 (16 % en 2022 vs 21 % en 2019). L’activité d’interpellation pour trafic de stupéfiants s’avère très concentrée dans certains départements, comme la Guyane, la Seine-Saint-Denis, Paris ou les Bouches-du-Rhône.

Le trafic de stupéfiants constitue une économie parallèle avec un marché estimé autour de 4,4 milliards d’euros par an dont les 4/5e seraient imputables aux seuls marchés du cannabis et de la cocaïne. Selon les mêmes estimations de 2017, le volume annuel moyen du marché français des stupéfiants s’élève à environ 400 tonnes de cannabis, 26 tonnes de cocaïne (plus 3 tonnes pour le crack), 5 tonnes d’héroïne, et plus de 23 millions de comprimés d’ecstasy. Les stupéfiants demeurent un des piliers du blanchiment d’argent. En ce qui concerne les territoires ultra-marins, la Guyane et les Antilles font figure de plaque tournante ou de zone de rebond du trafic international de stupéfiants et le trafic de cocaïne entre la Guyane et la métropole représente à lui seul 20 % des sources d’approvisionnement pour la France hexagonale. Par ailleurs, environ 80% des règlements de compte sont attribués aux réseaux de trafiquants.

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Auteur / autrice

  • Guillaume Airagnes

    Guillaume Airagnes est docteur en médecine, spécialisé en psychiatrie et addictologie, et diplômé d’une thèse en épidémiologie à l’Ecole Doctorale en Santé Publique. Maître de conférences à l’Université Paris Cité et chef du service d’Addictologie à l’Hôpital Européen Georges Pompidou (Assistance Publique-Hôpitaux de Paris), Guillaume Airagnes est mis à disposition pour assurer la direction de l’OFDT. En tant que directeur du Groupement d’Intérêt Public (GIP), il est garant de l’élaboration du programme de travail pluriannuel et responsable national du point focal du Réseau européen d’information sur les toxicomanies (REITOX) de l’Agence européenne des drogues (EMCDDA).

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