De nombreux domaines sont régis, à l’insu de notre plein gré, par ce paradoxe. On souhaite que la population soit en bonne santé, mais va-t-on accepter pour autant le prix individuel qui serait l’interdiction du tabac ou de l’alcool par exemple. On veut que tout le monde ait un toit, mais verrait-on d’un bon œil l’implantation de logements sociaux ou prônant la mixité sociale à côté de chez soi.
On peut multiplier les exemples à l’infini et, bien entendu, la sécurité ne fait pas exception à la règle.
Le rêve de tout à chacun d’évoluer dans un environnement exempt de tout risque, régi par un sens civique profond et une cohabitation fluide et harmonieuse peut rapidement se transformer en débat sur l’équilibre qu’une société doit mettre en place entre sa quête de sécurité et le respect des libertés tant individuelles que collectives.
Dans ce domaine l’estimation du coût individuel qui peut être supporté est sujette à de grandes variations, le seuil de tolérance étant plus rapidement atteint chez les individus évoluant dans un environnement fortement marqué par l’insécurité voire la criminalité que pour les individus vivant dans un environnement mieux protégé et privilégié. La violence dans le 93 ne faisait pas les thèmes de conversation dans les salons du 16e ou 7e arrondissement de Paris. Le trafic de drogue et ses violences à Marseille semblait y être cantonné et apparaissait au nord de la Loire comme un trait de caractère régional, de même que les nuits bleues corses qui sont longtemps apparues comme sans lien avec le grand banditisme.
Les choses ont changé depuis quelque temps.
Les trafics de drogue ne sont plus cantonnés à quelques agglomérations mais ont bien essaimé sur tout le territoire et sont en train de pourrir des pans entiers de la société qui succombent à l’argent facile généré par cette activité. Les dockers du Havre sont plus concernés que ceux de Marseille, les douaniers de Guyane n’avaient pas les moyens nécessaires pour contrôler les mules à l’aéroport de Cayenne, toutes les professions sont susceptibles d’être concernées pour les services qu’elles peuvent rendre, à leur échelle, aux organisateurs de ces circuits illégaux. On a compris un peu tard que le rat des champs est autant clients/consommateurs que le rat des villes et ceux qui vont à Saint Ouen en métro découvrent des parcours fléchés (et sécurisés) pour les mener aux points de vente.
Les bandes dites de la « Brise de Mer » ou du « Petit Bar » n’ont plus, et depuis longtemps, cette image de truands à l’ancienne qui nous faisaient rire sous les traits de Ventura, Blier, Blanche dans les « tontons flingueurs ». Là aussi le grand banditisme a traversé certaines frontières et on est à peine surpris de découvrir que des magistrats, policiers ou gendarmes entretenaient parfois des relations problématiques quand elles n’étaient pas coupables. Grand banditisme qui, confronté à l’absence d’argent liquide dans les banques ne va plus les braquer à l’ancienne et se recycle dans les cryptomonnaies, la traite d’êtres humains, les trafics d’animaux sauvages, entre autres.
Le rapport que vient de publier le Sénat est édifiant devant l’ampleur d’un phénomène qui a longtemps été sous-estimé pour ne pas dire ignoré et rassurant par l’espoir d’une prise de conscience du politique que, si rien n’est fait, ce qui constitue aujourd’hui le pacte social de notre société risque de se déliter complètement.
« Le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté » écrivait Alain, reconnaissons à ce philosophe le mérite d’avoir écrit de nombreuses phrases qui sont devenues des citations pouvant illustrer parfaitement un propos. Oui le rapport du Sénat vient s’ajouter à toute une série de séquences – on peut craindre que la Nouvelle-Calédonie vienne s’ajouter à cette liste – de violences, de crimes – comme la libération meurtrière d’un détenu le 14 mai dernier – de règlements de compte qui ne se limitent plus à des espaces réduits. A la grande époque de la création de Las Vegas, Bugsy Siegel avait rassuré un investisseur en lui disant « ne t’inquiète pas, nous nous tuons seulement entre nous ». Une époque bien révolue, on en conviendra.
Et c’est là que le paradoxe d’Olson revient nous hanter. Que sommes-nous disposés à accepter pour mettre non pas un terme, mais au moins un frein à des dérives sociétales qui basculent très rapidement dans la violence criminelle. Les non-consommateurs sont disposés à accepter toute mesure – sauf peut-être les salles de shoot à proximité de leur domicile et de l’école de leurs enfants – mais les millions de consommateurs trouvent certainement que leur joint doit être disponible quitte à entretenir une chaine criminelle partant de Colombie ou du Maroc pour s’achever par une fumette entre amis. La corruption que révèle ce rapport sénatorial est omniprésente, elle se met en place grâce à de multiples petites compromissions avec le droit ou la morale où, chacun à sa place, se limite à son intérêt pour accepter ou permettre ce qui ne devrait pas l’être.
Le constat est aisé, il rend pessimiste. Les solutions sont complexes car aucune n’est en mesure de résoudre de tels faits de société aussi illégaux soient-ils.
Le constat est aisé certes, mais la volonté peut redonner l’optimisme. D’abord en saluant le travail de cette commission sénatoriale qui a su mettre les mots sur une situation. En notant l’existence de propositions (un parquet national en charge des trafics de stupéfiants par exemple) qui pour certaines semblent simples, de bon sens et relativement aisées à mettre en œuvre dès lors que la volonté d’y mettre les moyens existe. La traque des circuits financiers qui alimentent les réseaux sera aussi un axe majeur de la lutte contre cette criminalité organisée, l’argent est en effet le flux qui permet les mouvements et l’existence de cette dernière. De même qu’Al Capone a été condamné pour une comptabilité défectueuse, de même assécher les revenus des trafiquants peut être plus efficace que traquer sans fin consommateurs et dealers. Qu’en pensez-vous mon cher Olson ?